Interview d'Olivier Bouchaud

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40 ans après le début de l’épidémie, où en est-on réellement de la lutte contre le VIH, en France et dans le monde ?

Pr Olivier Bouchaud : La situation reste contrastée même si, globalement, on peut se réjouir d’un état des lieux plus favorable qu’il y a 40 ans. En effet l’infection par le VIH est devenue une maladie chronique avec une mortalité propre au VIH qui s’est effondrée grâce aux traitements antirétroviraux, aujourd’hui beaucoup mieux tolérés et faciles à prendre. Avec en général 1 seul comprimé par jour, on est bien loin de la fin des années 90 où l’inespéré contrôle du virus se faisait au prix d’une quinzaine de comprimés responsables de beaucoup d’effets indésirables. En France, dans les pays industrialisés et dans les pays à ressources limitées (PRL), l’accès aux mêmes traitements est possible pour la majorité des patients grâce à un effort de la solidarité internationale (même si cet accès a été décalé d’une dizaine d’années dans les PLR par rapport aux pays riches). 

Si j’évoque une situation contrastée, c’est en raison de l’apparition d’éléments inquiétants ces dernières années. Le revers de la médaille du passage à une maladie chronique est d’une part que les personnes concernées vieillissent et ont une qualité de vie altérée par un surrisque d’autres maladies chroniques associées par rapport à la population générale (diabète, maladies cardio-vasculaires, insuffisance rénale, cancers, etc.) D’autre part, l’infection par le VIH n’est plus une préoccupation importante pour la société et les institutions avec comme conséquences une diminution du niveau de connaissance sur le sujet du « grand public ». Cette baisse de la littératie « communautaire » fait le lit d’un moindre accès à la prévention et au dépistage, notamment au sein des populations les plus à risque comme les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) et les personnes hétérosexuelles originaires des zones les plus à risque - principalement l’Afrique subsaharienne et les Caraïbes. Parallèlement, en France et ailleurs, les crédits dédiés à la lutte contre le VIH ont tendance à diminuer. Cette baisse des financements est extrêmement préoccupante dans les PRL avec l’effondrement des financements américains mais également européens et français, au point que les estimations montrent qu’une grande partie de l’énorme gain épidémiologique acquis ces 30 dernières années pourrait être remise en question avec une reprise de la dynamique épidémique. Un troisième point négatif est la tendance au recul des droits humains. Pour de multiples raisons, la gravité de l’infection  par le VIH dans les années 90 et au début des années 2000 a généré dans la société une certaine forme de tolérance vis-à-vis des sexualités « alternatives » avec un certain recul de la stigmatisation. Malheureusement, les tensions actuelles dans la société se superposant à la banalisation de l’infection entraînent une résurgence des rejets de « l’Autre différent » , notamment des sexualités non dominantes mais aussi en raison des origines des personnes. Pour diverses raisons, certains décideurs politiques ont trop tendance à accompagner ce mouvement et même à l’accélérer. C’est ainsi qu’on assiste à des tentatives régulières de suppression ou de fragilisation de l’Aide médicale d’état (AME), de l’accès aux titres de séjour pour raisons médicales ou d’autres prestations sociales. Ces obsessions infondées d’un point de vue médico-économique sont contre-productives d’un point de vue santé publique. Dans certains pays, notamment en Russie, cette stigmatisation de l’homosexualité, de la transidentité et de la toxicomanie a un impact épidémiologique considérable avec une épidémie galopante au sein de ces populations. 

Enfin, si les personnes vivant avec le VIH ont maintenant une vie « normale » avec une espérance de vie proche de la population générale d’âge équivalent, certaines et surtout parmi les plus vulnérables, voient leur qualité de vie très altérée par des troubles de la santé mentale du fait de conditions de vie socio-économiques très dégradées, du poids de la stigmatisation et de la multiplicité des contraintes liées à leur santé. 

Le communiqué du CNS évoque une « fragilisation préoccupante » de la réponse mondiale et nationale au VIH. Quelles sont, selon vous, les principales menaces aujourd’hui sur la prévention et l’accès aux soins ?

Pr Olivier Bouchaud : Cette situation est effectivement très préoccupante car les gains épidémiologiques, de bien-être des patient·es et de progression de la société, sont en train de marquer le pas et risquent de régresser. Un exemple très significatif que vous avez évoqué est la fragilisation des associations. Beaucoup des petites associations qui étaient souvent celles qui diffusaient leurs actions au plus près des personnes concernées (professionnel·lles du sexe, migrant·es, mineur·es, personnes en situation de handicap, personnes souffrant d’addictions, etc.) ont disparu. Les plus grosses, qui peuvent davantage résister à une baisse de leurs subventions, diminuent leurs activités et ne peuvent plus aller au plus près des difficultés des publics. Pourtant le tissu associatif, assez dense dans notre pays et notamment dans les territoires fragilisés, est un amortisseur silencieux mais très efficace des tensions sociétales. Affaiblir ce filet de sécurité, c’est prendre le risque que ces points de tension sur lesquelles il intervient ne soient plus amortis et lâchent, avec des répercussions en ondes de choc sur l’ensemble de la société. 

Pour revenir sur la dynamique épidémiologique, cet affaiblissement de différents outils de la lutte contre le VIH va se concrétiser à terme par moins de dépistage et d’actions de prévention et donc potentiellement, plus de nouvelles infections et une moins bonne qualité de prise en soin – qui risque finalement de se recroqueviller sur ses aspects purement techniques, avec un étouffement du mouvement actuel qui tend au contraire à prendre conscience qu’une prise en soin globale, intégrant l’ensemble des besoins des personnes concernées, est beaucoup efficace au niveau individuel mais aussi communautaire

Au niveau mondial et notamment en Afrique subsaharienne, ce désengagement est déjà perceptible avec des ruptures de suivi et de traitement non seulement liés à une rupture d’approvisionnement en antirétroviraux mais aussi et surtout au désengagement dans les activités communautaires. Ainsi, les programmes financés par le Plan d'urgence du président américain pour la lutte contre le sida (PEPFAR) ou l’ Agence des États-Unis pour le développement international (USAID)  ont été brutalement interrompus. Or ils permettaient aux personnes vivant avec le VIH d’atténuer les contraintes de leur infection à VIH (soutien communautaire sous forme d’aide psychologique, économique via par exemple les activités génératrices de revenus permettant de redonner non seulement des moyens de subsistance mais aussi une place dans la société, accompagnement des populations clés très vulnérables comme les travailleur·euses du sexe, HSH, transsexuel·les, enfants des rues, personnes en situation de handicap, etc.). ou de développer la prévention et le dépistage. Ce coup d’arrêt va avoir des conséquences graves au niveau individuel et communautaire dans le court, moyen et probablement long terme. Des projections évoquent ainsi un supplément de 10 millions de nouvelles infections, dont 1 million d’enfants, et de 3 millions de décès dans les 5 ans à venir (qui s’additionneront aux +/- 6 millions de nouvelles infections et 3 millions de décès attendus sur la même période). 

En France, la prévention semble marquer le pas, notamment chez les jeunes. Quelles nouvelles approches faudrait-il développer pour relancer la dynamique ?

Pr Olivier Bouchaud : Oui effectivement les facteurs évoqués plus haut sont délétères pour la prévention et le dépistage. Pourtant de gros efforts ont été faits par les autorités de santé sur l’accès au dépistage (dépistage sans ordonnance et non payant dans les laboratoires, tests rapides dans les associations, auto-dépistage, etc.). La stabilisation du nombre de nouvelles infections annuelles en France autour de 3 500 depuis 4 ans, après période de baisse continue et malgré une augmentation des dépistages, interroge sur la pertinence des stratégies actuelles. Elle suggère que les populations les plus à risque sont probablement insuffisamment ciblées par ces stratégies. Par ailleurs, force est de constater que la prévention est beaucoup moins active actuellement. Des données récentes (enquête 2025 sidaction/opinionway) montrent que les adolescent·es ont moins de connaissances et / ou davantage de connaissances fausses sur le VIH et la santé sexuelle que les générations précédentes. Par exemple, près de la moitié pensent qu’un vaccin existe ou que la transmission peut se faire en s’embrassant. Ce n’est probablement pas étranger au fait que le nombre de nouvelles infections augmente chez les moins de 25 ans (14,4% en 2023), notamment chez les jeunes gays. Il est donc urgent d’appliquer le programme d'éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité (EVARS) au sien des écoles. De même les traitements préventifs, c’est-à-dire la  prophylaxie pré-exposition ou PrEP, qui ont fait la preuve de leur efficacité, sont à la fois insuffisamment prescrits chez certaines populations fortement exposées au risque (jeunes HSH, HSH d’origine étrangère, femmes ne pouvant pas se protéger par d’autres moyens, etc.) et à la fois ont tendance à envahir le panorama de la prévention au détriment des autres moyens (préservatifs notamment). Il faut rappeler que la PReP doit s’intégrer parmi l’ensemble des outils de prévention (principe de la prévention combinée). A moyen terme, des PReP injectables avec une durée d’efficacité pouvant aller jusqu’à 6 mois vont renforcer les outils de prévention sous réserve que les personnes les plus en besoin de ces traitements puissent être touchées : cela repose la question de l’affaiblissement du tissu associatif, qui est souvent le seul à même de toucher ces populations très éloignées des réseaux de soin conventionnels. 

L’arrivée de traitements et de stratégies préventives innovantes représente une avancée majeure. Comment s’assurer que ces innovations bénéficient à tous, y compris aux populations les plus vulnérables ?

Pr Olivier Bouchaud : Si les traitements curatifs efficaces sont maintenant accessibles partout dans le monde (ce qui ne veut malheureusement pas dire qu’il n’y a plus d’obstacle à la prise en soin globale d’une personne concernée vivant dans un pays à ressources limitées), ce n’est pas le cas des nouveaux traitements préventifs comme le Lénacapavir. Cette nouvelle molécule pourrait potentiellement contribuer de façon considérable au contrôle de l’épidémie du fait d’une efficacité préventive proche de 100% moyennant seulement 2 injections sous cutanées (donc facile à réaliser) par an. Jusqu’à présent son coût prohibitif en limitait considérablement l’utilisation. Tout récemment, le laboratoire qui le produit a décidé de le rendre bientôt disponible au tarif abordable d’environ 35€/an (en principe y compris en France) , ce qui change complètement la donne. Mais un prix abordable ne règle pas la question de l’accessibilité de toutes les populations chez qui son utilisation serait pertinente. Les restrictions d’accès aux soins envisagées en France (comme la remise en cause de l’AME ou du titre de séjour pour soins) pourraient empêcher des personnes vulnérables, souvent à risque, d’accéder à un moyen de prévention pourtant très efficace. Cela aurait des conséquences négatives aussi bien pour leur santé que pour la santé publique. Le CNS, bientôt renommé Conseil National de la Santé Sexuelle (CN2S), est très attentif à cette dimension éthique de la santé et du soin, considérant qu’en matière de santé il ne peut pas y avoir de différence dans l’accès aux traitements les plus efficaces, à la fois au niveau individuel mais aussi d’un point de vue collectif. 

Enfin, à l’horizon 2030, que faudrait-il, selon vous, pour maintenir vivante l’ambition d’éliminer le VIH ? Quel rôle le CNS peut-il jouer dans cette mobilisation ?

Pr Olivier Bouchaud : L’objectif d’arrêter la transmission du VIH et d’éliminer la maladie sida à l’horizon 2030 est sur le papier atteignable. Nous avons en effet maintenant les outils curatifs et préventifs pour y parvenir. Mais nous n’y arriverons pas, et on peut même craindre qu’on s’en écarte de plus en plus dans les prochaines années, uniquement pour des raisons sociétales. Les égoïsmes individuels et collectifs aiguillonnés par les intérêts de certaines élites et renforcés par un contexte socio-économique et géopolitique défavorable vont avoir raison de cette belle ambition qui aurait pu être un des plus beaux succès de l’humanité. La partie n’est pas pour autant perdue et même si ce sera décalée dans le temps nous y arriverons. 

Le CNS/CN2S y prendra toute sa part à la fois en continuant de conseiller les institutions en lien avec les autres acteurs de la santé sexuelle mais aussi en communiquant auprès de la population pour convaincre du bienfondé d’une vision globale, humaine et humaniste de la santé, seule voie possible pour un succès durable.  Santé et maladie, et singulièrement en matière de sexualité, ne sont en effet pas qu’une affaire de molécules, de microbes, de gènes ou de courbes épidémiologiques :  elles sont d’abord une histoire d’humanité et donc d’Altérité.