« Sur le papier, l’élimination du VIH d’ici 2030 est atteignable, mais le contexte socio-économique et géopolitique nous en éloigne. »

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Entretien avec le Pr Olivier Bouchaud, membre du Conseil national du sida et des hépatites virales (CNS)

Désigné par la Défenseure des droits, Olivier Bouchaud a été nommé le 10 juillet 2024 pour siéger au Conseil national du sida et des hépatites virales (CNS). Sa nomination intervient alors que la lutte contre le VIH connaît des avancées thérapeutiques majeures mais reste confrontée à des enjeux épidémiologiques et sociaux . À l’occasion de la Journée mondiale du 1er décembre, le professeur et chef du service de Maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital Avicenne (Bobigny, Assistance Publique – Hôpitaux de Paris) revient sur ces enjeux et sur la nécessaire mobilisation pour maintenir la dynamique de prévention et d’accompagnement.

Pr Bouchaud, 40 ans après le début de l’épidémie, où en est-on réellement de la lutte contre le VIH, en France et dans le monde ?

Pr Bouchaud : La situation reste contrastée même si, globalement, on peut se réjouir d’un état des lieux beaucoup plus favorable qu’au début de l’épidémie. L’infection par le VIH est devenue une maladie chronique avec une mortalité propre au VIH qui s’est effondrée grâce aux traitements antirétroviraux, aujourd’hui beaucoup mieux tolérés et faciles à prendre. Avec en général 1 seul comprimé par jour, on est bien loin de la fin des années 1990 où l’inespéré contrôle du virus se faisait au prix d’une quinzaine de comprimés responsables de beaucoup d’effets indésirables. En France, dans les pays industrialisés et dans les pays à ressources limitées, l’accès aux mêmes traitements est possible pour la majorité des patient·es grâce à un effort de solidarité internationale - même si cet accès a été décalé d’une dizaine d’années dans les pays à ressources limitées par rapport aux pays riches. 

Vous évoquez pourtant une situation contrastée ?

Pr Bouchaud : Le passage à une maladie chronique comporte un revers de la médaille : les personnes concernées vieillissent et ont une qualité de vie altérée par un surrisque d’autres maladies chroniques associées par rapport à la population générale, comme le diabète, les maladies cardio-vasculaires, l’insuffisance rénale, les cancers, etc. D’autre part, l’infection par le VIH n’est plus une préoccupation importante pour la société et les institutions, avec comme conséquences une diminution du niveau de connaissance du « grand public » sur le sujet. Cette baisse de la littératie sur les enjeux communautaires fait le lit d’un moindre accès à la prévention et au dépistage, notamment au sein des populations les plus à risque comme les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) et les personnes hétérosexuelles originaires des zones les plus à risque - principalement l’Afrique subsaharienne et les Caraïbes. 

Parallèlement, en France et ailleurs, les crédits dédiés à la lutte contre le VIH ont tendance à diminuer. Cette baisse des financements est extrêmement préoccupante dans les pays à ressources limitées, avec l’effondrement des financements américains mais également européens et français, au point que les estimations montrent qu’une grande partie de l’énorme gain épidémiologique acquis ces trente dernières années pourrait être remise en question avec une reprise de la dynamique épidémique. 

Un troisième point négatif est la tendance au recul des droits humains. Pour de multiples raisons, la gravité de l’infection par le VIH dans les années 1990 et au début des années 2000 a généré dans la société une certaine forme d’acceptabilité vis-à-vis de la pluralité des sexualités avec un certain recul de la stigmatisation. Les tensions sociales actuelles, combinées à la banalisation de l’infection, ravivent les rejets envers “l’Autre différent”, qu’il s’agisse des sexualités non dominantes ou des origines des personnes. Certains responsables politiques suivent malheureusement cette tendance et l’amplifient. 

C’est-à-dire ? 

Pr Bouchaud : On assiste à des tentatives régulières de suppression ou de fragilisation de l’Aide médicale d’état (AME), de l’accès aux titres de séjour pour raisons médicales ou d’autres prestations sociales. Ces obsessions infondées d’un point de vue médico-économique sont contre-productives d’un point de vue santé publique. Dans certains pays, notamment en Russie, cette stigmatisation de l’homosexualité, de la transidentité et de la toxicomanie a un impact épidémiologique considérable avec une épidémie galopante au sein de ces populations. 

Et en France, la stigmatisation vous semble-t-elle toujours présente ?

Pr Bouchaud : Oui. Si les personnes vivant avec le VIH ont maintenant une vie « normale » avec une espérance de vie comparable à celle de la population générale d’âge équivalent, certaines, surtout parmi les personnes en situation de vulnérabilité, voient leur qualité de vie très altérée par des troubles de la santé mentale du fait du poids de la stigmatisation qui vont souvent de pair avec des conditions de vie socio-économiques très dégradées, ou encore de la multiplicité des contraintes liées à leur santé. 

Le communiqué du CNS évoque une « fragilisation préoccupante » de la réponse mondiale et nationale au VIH. Quelles sont, selon vous, les principales menaces aujourd’hui sur la prévention et l’accès aux soins ?

Pr Bouchaud : Cette situation est très préoccupante : les progrès épidémiologiques, le mieux-être des patient·es et les avancées sociales ralentissent et pourraient régresser. Comme vous l’avez mentionné les difficultés que rencontrent les associations en sont un exemple marquant. Beaucoup des petites associations qui étaient souvent celles qui diffusaient leurs actions au plus près des personnes concernées comme les professionnel·lles du sexe, les migrant·es, les mineur·es, les personnes en situation de handicap, celles souffrant d’addictions, ont disparu. Les plus grosses, qui résistent davantage à une baisse de leurs subventions, diminuent leurs activités et ne peuvent plus aller au plus près des publics en difficultés. Pourtant, le tissu associatif, très présent en France et notamment dans les territoires les plus défavorisés, demeure un amortisseur silencieux mais essentiel des tensions sociales. L’affaiblir, c’est risquer que ces tensions ne soient plus contenues et provoquent des ondes de choc pour toute la société.

Enfin, pour revenir sur la dynamique épidémiologique, cet affaiblissement de différents outils de la lutte contre le VIH va se concrétiser à terme par moins de dépistage et d’actions de prévention et donc potentiellement, plus de nouvelles infections et une moins bonne qualité de prise en soin. Celle-ci risquera de se réduire à des aspects purement techniques alors que le mouvement actuel tend au contraire à prendre conscience qu’une prise en soin globale, intégrant l’ensemble des besoins des personnes concernées, est beaucoup efficace au niveau individuel mais aussi collectif. 

Et à l’échelle internationale ? 

Pr Bouchaud : À l’échelle mondiale, notamment en Afrique subsaharienne, le désengagement est déjà visible : les suivis et traitements se rompent, en raison non seulement de pénuries d’antirétroviraux, mais surtout du retrait des activités communautaires. Ainsi, les programmes financés par le Plan d’urgence du président américain pour la lutte contre le sida (PEPFAR) et par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) ont été brutalement interrompus. Ils offraient pourtant aux personnes vivant avec le VIH un soutien communautaire — psychologique, économique ou social — et un accompagnement des populations clés très vulnérables – notamment les travailleur·euses du sexe, les HSH, les personnes trans, les enfants des rues, ou encore les personnes en situation de handicap, tout en soutenant la prévention et le dépistage. Ce coup d’arrêt aura des conséquences graves sur les plans individuels et communautaires dans le court, moyen et probablement long terme. Des projections[1] évoquent ainsi un supplément de 10 millions de nouvelles infections, dont 1 million d’enfants, et de 3 millions de décès dans les 5 ans à venir (qui s’additionneront aux +/- 6 millions de nouvelles infections et 3 millions de décès attendus sur la même période). 

En France, la prévention vous semble-t-elle marquer le pas, notamment chez les jeunes ?

Pr Bouchaud : Oui effectivement les facteurs évoqués plus haut sont délétères pour la prévention et le dépistage. Pourtant de gros efforts ont été faits par les autorités de santé sur l’accès au dépistage (dépistage sans ordonnance et non payant dans les laboratoires, tests rapides dans les associations, auto-dépistage, etc.). La stabilisation du nombre de nouvelles infections annuelles en France autour de 3 500 depuis 4 ans, après une période de baisse continue et malgré une augmentation des dépistages, interroge sur la pertinence des stratégies actuelles. Elle suggère que les populations les plus à risque sont probablement insuffisamment ciblées par ces stratégies. La prévention est aujourd’hui nettement moins active. Selon des données récentes de l’enquête 2025 Sidaction, les adolescent·es disposent de connaissances plus faibles — ou plus souvent erronées — sur le VIH et la santé sexuelle que les générations précédentes. Près de la moitié pensent, par exemple, qu’un vaccin existe ou que le VIH se transmet en s’embrassant. Ce n’est probablement pas étranger au fait que le nombre de nouvelles infections augmente de 41 % chez les 15–24 ans entre 2014 et 2023[2], notamment chez les jeunes gays. 

Quelles nouvelles approches faudrait-il alors développer pour relancer la dynamique de prévention ? 

Pr Bouchaud : Il est donc urgent d’appliquer le programme d'éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité (EVARS) au sein des écoles. De même, les traitements préventifs, c’est-à-dire la prophylaxie pré-exposition ou PrEP, ont montré leur efficacité, mais restent insuffisamment prescrits pour certaines populations fortement exposées au risque, comme les jeunes HSH, les HSH d’origine étrangère ou les femmes ne pouvant pas se protéger par d’autres moyens. Par ailleurs, la PrEP tend à dominer le paysage de la prévention, au détriment des autres outils, notamment les préservatifs. Il est important de rappeler que la PrEP doit s’intégrer à l’ensemble des moyens de prévention, selon le principe de la prévention combinée. 

A moyen terme, des PReP injectables avec une durée d’efficacité pouvant aller jusqu’à 6 mois vont renforcer les outils de prévention sous réserve que les personnes les plus en besoin de ces traitements puissent être touchées : cela repose la question de l’affaiblissement du tissu associatif, qui est souvent le seul à même de toucher ces populations très éloignées des réseaux de soin conventionnels. 

L’arrivée de traitements et de stratégies préventives innovantes représente une avancée majeure. Comment s’assurer que ces innovations bénéficient à tous, y compris aux populations les plus vulnérables ?

Pr Bouchaud : Les traitements curatifs efficaces sont désormais disponibles dans le monde entier, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe plus d’obstacles à la prise en charge globale dans les pays à ressources limitées. En revanche, les nouveaux traitements préventifs, comme le Lénacapavir, ne le sont pas encore. Cette nouvelle molécule pourrait potentiellement contribuer de façon considérable au contrôle de l’épidémie du fait d’une efficacité préventive proche de 100% moyennant seulement 2 injections sous cutanées par an, faciles à réaliser. Jusqu’à présent son coût prohibitif limitait considérablement son utilisation. Tout récemment, le laboratoire qui le produit a décidé de le rendre bientôt disponible au tarif abordable d’environ 35€/an pour certains pays, ce qui change complètement la donne. Mais un prix abordable ne règle pas la question de l’accessibilité de toutes les populations chez qui son utilisation serait pertinente. Les restrictions d’accès aux soins envisagées en France (comme la remise en cause de l’AME ou du titre de séjour pour soins) pourraient empêcher des personnes éloignées du soin d’accéder à un moyen de prévention pourtant très efficace. Cela aurait des conséquences négatives aussi bien pour leur santé que pour la santé publique. Le CNS, qui devrait très prochainement devenir le Conseil National de la Santé Sexuelle (CN2S), est très attentif à cette dimension éthique de la santé et du soin, considérant qu’en matière de santé il ne peut pas y avoir de différence dans l’accès aux traitements les plus efficaces, à la fois au niveau individuel mais aussi d’un point de vue collectif. 

Enfin, à l’horizon 2030, que faudrait-il, selon vous, pour maintenir l’ambition d’éliminer le VIH ? 

Pr Bouchaud : Sur le papier, l’objectif d’arrêter la transmission du VIH et d’éliminer le sida d’ici 2030 est atteignable : nous disposons des outils curatifs et préventifs nécessaires. Mais, pour des raisons sociétales, nous risquons de nous en éloigner dans les années à venir. Le contexte socio-économique et géopolitique défavorable risque d’avoir raison de cette belle ambition qui aurait pu être un des plus beaux succès de l’humanité. La situation n’est pas pour autant perdue : même si l’objectif sera atteint plus tard que prévu, nous y parviendrons.

Quel rôle le CNS peut-il jouer dans cette mobilisation ?

Pr Bouchaud : Le CNS/CN2S y prendra toute sa part à la fois en continuant de conseiller les institutions en lien avec les autres acteurs de la santé sexuelle mais aussi en valorisant ses travaux auprès de la population pour convaincre du bienfondé d’une vision globale, humaine et humaniste de la santé, seule voie possible pour un succès durable.  La santé et la maladie, notamment en matière de sexualité, ne se réduisent pas aux molécules, microbes, gènes ou courbes épidémiologiques : elles relèvent avant tout de l’humanité et de l’Altérité.
 


[1] Ratevosian J, Ngangula P, Tram KH. Modeling the fallout: projecting the global impact of donor funding cuts on HIV prevention, treatment, and care. Curr Opin HIV AIDS. 2025 Nov 1;20(6):621-631. doi: 10.1097/COH.0000000000000977. Epub 2025 Aug 26. PMID: 40891590.

[2] Kunkel  A, Chazelle  É, Cazein  F, de Lauzun  V, Lucas  É, Laporal  S, et  al. Dépistage et diagnostic du VIH et de trois  infections sexuellement transmissibles bactériennes chez les jeunes en  France, 2014-2023. Bull Epidemiol Hebd. 2025;(19‑20):373-82. https://santepubliquefrance.fr/beh/2025/ 19-20/2025_19-20_3.html